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Le salaire « tuberculeux » d’un journaliste haïtien !

Considéré comme un métier sacerdotal, le journalisme en Haïti s’exerce dans un contexte difficile, où ses pratiquants font face à de multiples problèmes. Hormis l’intimidation, le manque d’accès à l’information, les journalistes haïtiens reçoivent un salaire misérable et ne bénéficient d’aucune assurance médicale et sociale. Entre 4 à 15 mille gourdes mensuellement pour la plupart de ces professionnels qui exercent un métier en manque de contrôle, où chacun se procure un badge, un téléphone, crée une page Facebook ou une chaîne YouTube et s’autoproclame « journaliste ». REPORTAGE.

Il est entré à la radio en 2002. Le Directeur Général de la station lui a offert 4 mille gourdes après 6 mois de stage. *Wilkens Jean travaille pour le compte d’un média très prisé d’Haïti. Agé de plus de 50 ans, marié, père de quatre (4) enfants, ce professionnel nous expose sa mauvaise situation. « 17 ans après, je gagne moins de 10 mille gourdes », informe-t-il. « Si se pat BonDye, bon zanmi, bon pwochen, mwen pa tap ka okipe fanmi m », balance M. Jean. Avec l’équivalent d’à peine moins de 10 dollars par jour, ce dernier se bat pour subvenir aux besoins de sa famille.

Pour le journaliste, « vivre dans un pays avec ce salaire mensuel, sans aucune assistance sociale, c’est extrêmement compliqué ». « Si je tombe malade, il n’y a aucune assurance médicale pour me préserver. Ma femme, mes enfants, et bien sûr mes parents, ils sont tous sous ma responsabilité. Mais ce que je gagne ne me permet pas de les aider », conclut Wilkens Jean, visiblement fatigué et déçu.

Mère divorcée, Carline Valsaint, avec 10 ans de carrière comme journaliste, s’en veut d’avoir choisi un si beau métier comme le journalisme pour faire sa carrière. Arrivée à la station où elle offre ses services depuis 7 ans, dès 8 heures du matin, sans savoir quand elle rentrera à la maison, Carline commence sa journée avec la présentation d’une édition de nouvelles. « Je fais tout ici ! Mais à quel prix ? », s’interroge-t-elle.

En plus de la présentation des Editions nouvelles, Mme Valsaint couvre également des activités sur le terrain et produit des reportages. Mensuellement, la journaliste gagne 10 mille gourdes, qu’elle ne reçoit pas régulièrement. « C’est décourageant ! », s’indigne la présentatrice de 36 ans. Face à cette situation, elle affirme être obligée d’accepter de l’argent, en dehors de son travail de journaliste. « Appelez ça corruption, pot-de-vin ou autre, mais pour moi, c’est de la survie », justifie Carline Valsaint.

Réalité similaire pour Carlin Joël, reporter présentateur et animateur, qui prête ses services dans une importante station de radio à Port-au-Prince. Après 10 ans, le journaliste reçoit un salaire de moins de 15 mille gourdes par mois. « Chak lè ou pale de salè avèk patwon an, tout plim sou dol kanpe », nous dit Carlin, marié, père d’un garçon. Le professionnel de média informe avoir reçu ce qu’il qualifie d’une « soi-disant augmentation de salaire » depuis tantôt quatre (4) ans. « C’est frustrant et humiliant », s’énerve-t-il.

L’écart n’est pas trop grand entre le salaire de Joël, Carline, Wilkens, et d’autres journalistes qui, en plus d’être reporters, remplissent les tâches de rédaction et même de responsable de salles des nouvelles.

Les journalistes et le pot-de-vin

Sous un soleil de plomb, trois (3) journalistes sortent d’une conférence de presse, suent à grosses gouttes. La misère se lit sur leur visage. Après la conférence, ils ont reçu 4 mille gourdes qu’ils ont partagé entre eux. « Ça ne représente rien, mais cela va nous aider pendant la journée », fulmine l’un d’entre eux. « On ne peut pas travailler pendant dix ans pour un média, sans disposer d’un salaire digne…», s’est indigné *Carlo Jean Charles, âgé de 43 ans. Journaliste depuis plus de 15 ans, il vit difficilement avec sa femme et ses 3 enfants.

A la fin de chaque mois, le journaliste se livre dans un véritable combat pour répondre aux exigences familiales. « Patwonm pa gen pwoblèm sim mande ! Bon li pap peyem…», a-t-il fait savoir.

En raison de la précarité des professionnels de médias en Haïti, la corruption est l’un des moyens les plus faciles de gagner de l’argent. « Les journalistes qui n’acceptent pas des pots de vin sont obligés d’abandonner le métier. Pour répondre à un certain nombre de besoins, je me suis tourné vers des amis au niveau du gouvernement », avoue un autre journaliste, contacté par la rédaction.

Situation socio-économique compliquée !

La situation socio-économique du pays se dégrade et les journalistes font partie des victimes. « Vivre du journalisme est un risque », avance Patrice Dumont. Le sénateur l’ouest qui est également chroniqueur sportif, dénonce la précarité à laquelle font face des journalistes haïtiens. « Un journaliste qui ne peut pas vivre de son travail, est un danger pour le métier », a dit M. Dumont, invitant quand même les travailleurs de la presse à être beaucoup plus créatifs, et éviter coûte-que-coûte la corruption.

« Menm si se dlo ak pistach ou vann » il faut le faire avec dignité, pour éviter la mendicité, souligne le parlementaire, qui fait état également d’une catégorie de journalistes qui reçoivent un bon salaire, mais qui « rançonnent » quand même les gens.

« Cette situation me préoccupe tellement que je l’avais soulevé auprès des responsables de l’Association Nationales des Médias Haïtiens », nous dit l’ex animateur vedette de l’émission SportissIbo. « Pourquoi les journalistes haïtiens exigent-ils toujours de l’argent à la fin des reportages ? », une question que le sénateur adresse directement aux patrons de médias réunis au sein de l’ANMH. « Il ne faut pas encourager la pratique de la corruption dans le métier. Le journalisme est une profession noble. Nous devons nous faire respecter plutôt que de nous prostituer… », a déclaré le chroniqueur sportif.

Que disent l’ANMH et l’AJH ?

Maigre salaire, situation économique difficile, corruption… sur ce point, Jacques Sampeur se veut clair et direct : « On ne fait pas ce métier pour gagner de l’argent », déclare d’entrée de jeu l’actuel Président de l’Association Nationale des Médias Haïtiens. Pour Jacques Sampeur, parler du salaire du journaliste en Haïti, amène à parler d’une situation précaire. Le PDG de la Radio Antilles se dit conscient de ce grave problème qui provoque la corruption dans le secteur et reconnaît que les journalistes doivent recevoir un « salaire digne ».

« La majorité des médias haïtiens sont des entreprises commerciales, qui dépendent de la publicité », explique le patron de l’ANMH, qui invite l’État haïtien à accompagner les stations pour qu’elles puissent répondre aux exigences de leurs employés. M. Sampeur trouve anormal que l’État refuse d’accompagner des médias à travers une subvention établie clairement dans le budget de la République. « Ça ne devait pas être une faveur d’un gouvernement », rappelle le journaliste expérimenté.

De son côté, le Secrétaire Général de l’Association Journalistes Haïtiens pose le problème de disparité et l’inégalité salariale dans le milieu. Certains médias, mentionne Jacques Desrosiers, maltraitent les journalistes. « L’environnement du secteur n’encourage pas une carrière. Pas d’assurance, pas d’avantages sociaux pour les professionnels », dénonce M. Desrosiers.

Sans langue de bois, le #1 de l’AJH affirme que certains médias encouragent la corruption, dans la pratique du métier. Jacques Desrosiers critique les patrons de médias qui n’ont pas donné un salaire raisonnable à leurs employés qui, eux, utilisent leur micro pour rançonner les gens.

Un droit fondamental violé

« L’un des droits humains fondamentaux est le droit à une rémunération qui permette de vivre dignement. Le préambule de la Constitution de l’Organisation internationale du Travail (OIT) identifie l’existence d’une rémunération adéquate comme l’une des conditions pour une paix durable et universelle basée sur la justice sociale ». En référence à l’arrêté de 2019 fixant le salaire minimum, les employés-es de la presse – sauf ceux de la presse communautaire – devraient toucher 550 gourdes par journée de 8 heures de travail, soit un total de 16.500 gourdes par mois, sans tenir compte des heures supplémentaires. Il s’agit en fait d’un salaire avec lequel ils auraient déjà eu beaucoup de mal à joindre les deux bouts, rappelle la responsable du programme du RNDDH Marie Rosy Auguste Ducénat.

Pourtant, certains journalistes ne touchent même pas ce minimum fixé par la loi, selon ce qui a été rapporté au RNDDH. Nombreux dans ce secteur ne reçoivent qu’ entre 10.000 et 13.000 gourdes par mois. Plusieurs journalistes ont aussi affirmé avoir déjà plus de 5 ans avec ce salaire qui n’a jamais été révisé, en dépit de la hausse vertigineuse du coût de la vie, déplore la militante des droits humains.

Le RNDDH estime qu’octroyer un salaire aussi misérable à des employés-es appelés à faire un travail aussi important qui consiste à chercher et à fournir des informations à toute une communauté, revient en fait à violer le droit à un niveau de vie suffisant de cette catégorie d’employés.

Or, le droit à un niveau de vie suffisant constitue une nécessité fondamentale affirmée et consacrée par les différents instruments régionaux et internationaux de défense des droits humains, dit l’avocate.

En plus, les journalistes doivent fournir un travail de qualité pour permettre à la population de jouir du droit à l’information dont l’accès est déjà suffisamment restreint et compliqué dans le pays.

Il y a donc nécessité pour les patrons-nes concernés de réviser le salaire des travailleurs de la presse qui se retrouvent aujourd’hui dans la situation sus-décrite. C’est une recommandation. Et, en ce sens, nous rappelons aussi à leur attention que le salaire minimum n’est édicté qu’à titre de référence, avance la responsable.

Avec la précarité économique du pays, certains médias font face à de grandes difficultés. « Il est inconcevable que le salaire d’un journaliste ou d’un professionnel ne lui permet pas répondre à ses besoins », déclare l’avocate. Bien qu’il n’existe pas de montant universellement accepté qui définisse une quelconque rémunération, la défenseure des droits humains affirme qu’il peut être décrit comme le salaire rémunérant un travail à plein temps, qui permet aux gens de mener une vie décente considérée comme acceptable pour la société.

Crise politique, insécurité… les journalistes, en plus de leur salaire « tuberculeux », sont souvent comptés parmi les victimes. L’augmentation des médias sur la bande FM et sur les réseaux sociaux, l’afflux des journalistes souvent mal formés, sont l’une des principales causes de la dépravation du métier, qui peine à fournir une rémunération décente à ses pratiquants. Selon certains observateurs, le secteur médiatique haïtien a la capacité d’embaucher seulement 15% de journalistes et leur donner un bon salaire, pouvant les aider à répondre à leurs besoins.

N.B:Wilkens Jean, Carlo Jean Charles, Carline Valsaint et Carlin Joël sont des noms d’emprunts.

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