Manno Charlemagne, l’immortel engagement
Cette voix n’aura plus à demander à Dieu : « Banm yon ti limyè met… », puisqu’elle est entrée dans la Lumière, il y trois ans (10 décembre 2017). Manno Charlemagne n’habite plus la terre en chair et en os, mais l’artiste ne s’est pas désengagé pour autant. Sa musique reste vivante et pleine de parfum.
« Moquerie du destin ou signe d’un engagement scellé par le divin », Joseph Emmanuel ‘’Manno’’ Charlemagne est mort un 10 décembre, jour de la célébration de la déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Vous dites ‘’droits de l’homme’’ ? Oui, un concept mille fois dénoncé par l’artiste engagé qui n’avait jamais manqué une occasion de tirer à boulet rouge sur le double jeu des organisations mondiales.
L’ironie du sort a fait que l’auteur-compositeur-interprète soit né la même année que l’adoption de la DUDH, en 1948. Très jeune, dans les années 1960, l’insolence de Joseph Emmanuel Charlemagne allait répondre à l’arrogance de la dictature de François Duvalier. Mais, pour se moquer du régime intelligemment, subrepticement, Manno avait choisi de chanter en ‘’daki’’ (en des termes à peine voilés). En 1978, dans les studios de Radio Haïti Inter de Jean Léopold Dominique, lui et son ami Marco Jeanty, tout aussi jeune et engagé, enregistraient leur premier album. Le dieu du succès ne s’était pas fait prier : le duo était déjà sous les feux de la rampe. De là, les deux compères commençaient à multiplier les concerts privés. Récompense pour un homme qui a tant souffert dans son âme comme dans sa chair puisqu’à l’âge de 15 ans, Manno avait subi les pires atrocités des Tontons macoutes, miliciens inféodés à Papa Doc. On raconte qu’un jour, à Cote plage 22 (commune de Carrefour), en pleine prestation, des bourreaux de François Duvalier avaient demandé à l’artiste de chanter en l’honneur du Président à vie.
Sans tergiversations, il s’est rebiffé contre l’idée. Pas question d’envoyer des fleurs à la bête, fussent-elles fanées ! Ce natif de Carrefour était un homme de conviction, d’idéologie et de combat contre l’injustice sous toutes ses formes. Formé chez les Frères de l’Instruction Chrétienne (FIC), Joseph Emmanuel Charlemagne, né de la matrice du peuple, avait une éthique, une esthétique. Les grands Penseurs du XIXème siècle tels que Karl Marx, Maxime Gorki, Antonio Gramsci sont les sources qui ont alimenté les sentiments subversifs de l’artiste engagé que Manno était devenu. Plus d’une fois, cet homme qui aimait viscéralement son pays et qui, à cause de cet amour même refusait de vivre tétanisé par la peur du régime sanguinaire, avait connu l’exil. Manno Charlemagne s’était réfugié aux États-Unis et au Canada. Il est revenu en Haïti à la chute de Baby Doc en 1986. Comme tous les meurtris de l’époque, Manno caressait à portée de main la démocratie qui avait enfin pris corps en Haïti.
Illusion ! Le soleil démocratique allait vite s’éteindre. Des militaires renversaient le Président de la République, élu au suffrage universel. 1991, l’artiste repartait en exil. Revenu au pays quatre ans après, Manno Charlemagne se présente aux élections municipales. Sans surprise, le célèbre enfant du peuple est élu maire de Port-au-Prince de 1995 à 1999. ‘« Quand je suis artiste, je me sens mieux qu’être maire… Artiste politique, je le tiens dans ma peau », déclarait cet homme dont la bravoure était nationalement connue. « Mon Patron, c’est ma guitare », disait souvent ce partisan forcené de la justice sociale qui semblait partager le même lit que la liberté.
Dans la mémoire des témoins…
« Puisse ton départ réveiller le Manno qui sommeille en chacun de nous, car une étoile comme toi ne meurt pas. Elle explose afin d’en engendrer plein d’autres », souhaitait il y a trois ans Beethova Obas. « Il est mort aujourd’hui mais son œuvre continuera à porter notre sensibilité à ce point extrême qui nous émeut à chaque fois », affirmait l’Académicien Dany Laferrière.
GeorGes E. Allen / HIP