Précarité, insécurité, désespoir…, des journalistes haïtiens quittent le pays sur la pointe des pieds

Depuis plusieurs mois, voire des années, des voix et des visages disparaissent des ondes de certaines stations de radio ou des petits écrans en Haïti. Entre précarité, insécurité, désespoir, certains journalistes haïtiens qui travaillaient dans des médias très connus à Port-au-Prince, décident de fuir leur pays, pour se réfugier en terre étrangère. Etats-Unis, Canada, France…, terres d’accueil des professionnels de médias haïtiens, qui partent à la recherche d’une vie meilleure.

Son visage, son timbre vocal et sa présence, attiraient l’attention sur le cadran. Sur la chaîne 54, Télé Pacific, Edlène Vernal Nordé animait l’émission « l’Interview », présentait des éditions de nouvelles et travaillait également comme reporter accréditée au Parlement haïtien. Dans cette institution médiatique où elle a passé environ 4 ans, Edlène était toujours considérée comme une jeune bourrée d’avenir. Après environ 7 ans dans la presse haïtienne, la jeune mariée a décidé de laisser le pays en Octobre 2019, en direction des Etats-Unis. Mme Nordé tourne le dos à Haïti, en pleine crise politique, sur demande de son mari.

« Le choix était difficile. Au début, c’était compliqué. Abandonner ma profession, quitter mon pays d’origine, c’était vraiment dure, mais ça valait la peine », a déclaré l’originaire de Saint-Marc. Mme Nordé qui vit actuellement à Boston, rapporte que les journalistes haïtiens travaillent dans des conditions difficiles. « Salaire exécrable, pas d’assurance, des professionnels de médias haïtiens vivent dans la précarité. Laisser le pays pour m’installer aux États-Unis, était un choix important pour mon avenir », avoue Edlène Vernal Nordé.

L’ancienne présentatrice de Radio Tropic FM n’est pas la seule à s’émigrer vers les Etats-Unis, en quête d’un mieux-être. Si Edlène accepte de nous parler clairement, d’autres préfèrent garder l’anonymat. Joint au téléphone par Haïti Infos Pro, d’autres journalistes qui travaillaient dans des stations de radio importantes de Port-au-Prince, partagent avec nous les raisons de leur déplacement et reviennent sur leurs conditions de travail.

« Aucun regret d’avoir quitté Haïti ! »

Ayant laissé le pays le 11 Septembre 2019 pour les États-Unis d’Amérique, un journaliste qui ne voulait pas dévoiler son identité, explique avoir vécu des situations difficile dans l’exercice de ses fonctions en Haïti. « Je vivais dans une misère atroce. Avec un salaire d’environ 20 mille gourdes, je ne pouvais pas prendre soin de ma famille. Mwen te rive nan yon pwen pou m mande charite », s’indigne l’ex-journaliste-reporter.

Marié, âgé de 34 ans, père d’une fillette de 5 ans, ce professionnel de média a dû laisser sa famille en Haïti, pour s’installer chez l’Oncle Sam, de façon irrégulière. « Malgré mon statut d’immigrant illégal, je réponds mieux aux besoins des miens », dit-il. Hormis la précarité économique, le jeune journaliste avoue avoir laissé également le pays pour cause d’insécurité. Il indique avoir été attaqué à plusieurs reprises. « Après 6 ans passé dans le journalisme en Haïti, je ne suis animé d’aucun regret d’avoir quitté le pays », a déclaré le jeune reporter.

L’insécurité, une autre raison avancée par plusieurs autres journalistes, qui ont fui le pays pour échapper à la mort. Certains professionnels de la presse en Haïti, font souvent l’objet de menace, en raison de leurs prises de position ou encore des reportages ou enquêtes réalisées sur des sujets sensibles. Parfois, ces journalistes qui ont peur pour leur sécurité, sont partis pour ne jamais revenir.

Un autre groupe de journaliste contactés par HIP expriment leur indignation, par rapport à non-valorisation de la compétence en Haïti, particulièrement dans la Presse haïtienne. « Tu as fait de longues études, alors que t’es mal payé. Tu es traité comme un « moins que rien » par tes patrons », explique une ex-journaliste, qui s’est réfugiée actuellement au Canada. Cette jeune professionnelle affirme être dérangée de voir que les gens ne se rendent pas compte de ce que cela veut dire – « être journaliste ». Malgré tes diplômes, tu reçois un salaire qui ne te permet pas de répondre à tes besoins.

Si tu tombes malade, t’es dans le pétrin. Tu n’as aucune protection sociale. Tu n’as rien ! », s’énerve l’ancienne animatrice de radio, soulignant qu’elle était en colère contre ce système qui lui offrait une condition de travail inappropriée. « On nous traite trop mal. Je n’en pouvais plus tout simplement. J’ai dû laisser tomber », avoue cette journaliste qui, doit-on le souligner, n’est pas la seule à s’installer sur le territoire canadien.

Voyages d’études, faible espoir de revenir

Certains professionnels de médias ont laissé Haïti pour des raisons d’études. Un autre jeune journaliste qui requiert l’anonymat, informe avoir laissé le pays pour une étude en France. « J’avais fait ce choix, uniquement parce que je voulais faire autres choses », a-t-il fait savoir. Ce reporter qui a travaillé lui aussi dans une station de radio très réputée de la Capitale, avoue « qu’être journaliste dans un pays comme Haïti, c’est être condamné à vivre dans la misère ».

« Je compte retourner en Haïti, mais je ne vais pas continuer dans le domaine du journalisme », confie l’ex-journaliste, qui fait actuellement une maîtrise en droit des affaires, du côté de l’Hexagone. Selon lui, « les journalistes haïtiens vivent une situation précaire, sur fond d’exploitation intense par certains patrons de presse ». « Ils travaillent sans salaires, sans protection sociale. C’est grave », s’est-il indigné.

En plus des raisons liées à l’étude, la précarité, l’insécurité ou le désespoir, une autre catégorie décide de s’émigrer en terre étrangère par obligation familiale. Certains anciens journalistes qui vivent actuellement dans des pays comme la France, les Etats-Unis, le Canada, affirment avoir fait le choix de quitter Haïti, sur demande de leurs maris ou de leurs femmes. Ces maris ou ces femmes expriment souvent leurs inquiétudes par rapport au climat d’insécurité, qui ne cesse de faire des victimes dans les familles haïtiennes.

Le regard de l’AJH

Conscient de la situation, le Secrétaire général de l’Association des Journalistes Haïtiens, croit que la situation globale du pays est la principale cause de cet exode vers l’étranger. « Ce climat qu’offre le pays, exige les professionnels d’abandonner le pays. Le journalisme n’est pas exempt de ce phénomène », déclare Jacques Desrosiers.

Le responsable de l’AJH explique que les journalistes en Haïti n’ont pas un salaire minimum, ce qui les pousse à utiliser d’autres moyens pour répondre à leurs besoins. « Bon nombre de journalistes se lance dans une sorte de rançonnement et de chantage. Ces genres d’activités sont parfois supportés par certains patrons de médias », révèle M. Desrosiers

Qu’il soit aux Etats-Unis, en France ou au Canada, les journalistes haïtiens qui se sont confiés à HIP représentent un pourcentage très faible du nombre de professionnels de médias ayant laissé le pays. Contactés par notre rédaction, plusieurs autres journalistes haïtiens qui vivent actuellement en terre étrangère, préfèrent rester dans l’ombre, mais partagent le même avis et avancent les mêmes raisons. La liste semble être longue, le journalisme en Haïti perd de plus en plus de professionnels.

Déposer le micro, éteindre la caméra, remiser les bloc-notes pour se rendre dans d’autres pays, une tendance qui se confirme depuis des années, en raison de la précarité économique qui touche toute catégorie confondue en Haïti, particulièrement le secteur de la Presse.

Kettia JP Taylor / HIP

Crédit photo/ Chery Dieu-Nalio

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